Casus Belli N°30

Une ferme qui est aussi une place forte

Pour la société médiévale, posséder une bonne terre est toujours un signe de richesse. Malheureusement, il est parfois nécessaire d’aller chercher assez loin de nouveaux terrains adaptés aux cultures. Cela implique souvent un certain isolement vis à vis de la relative sécurité des agglomérations. Les campagnes ne sont pas sûres, et si le fermier ne veut pas devenir une proie facile pour les brigands, les hordes de loups affamés et autres barbares en vadrouille, il lui faut organiser intelligemment la défense de son exploitation agricole. C’est pour toutes ces raisons, que l’on trouve essentiellement des fermes fortifiées dans des plaines ou sur des plateaux fertiles, situés un peu à l’écart de la civilisation. Généralement construites près de cours d’eau, entourées par des champs, des vergers et des pâturages, elles offrent le spectacle d’oasis de prospérité dans des contrées autrement sauvages.

Lieu de travail pour de nombreux ouvriers agricoles qui n’ont pas d’autres solutions pour éviter la misère, elles ont aussi une grande valeur stratégique, car elles sont d’excellentes sources d’approvisionnement pour des armées en campagne. Malheureusement, cela leur vaut souvent d’être pillées et incendiées.

L’autonomie, condition essentielle de la survie

Isolée par nature, une ferme fortifiée ne peut exister qu’en se suffisant à elle-même. Pour subvenir à tous ses besoins, elle est obligée de diversifier ses activités.

Ainsi, ses champs doivent produire les céréales nécessaires à la confection du pain quotidien et à la nourriture des volailles. Son élevage (bovins, porcs, moutons, etc...) fournit le lait, la viande et les matériaux d’habillement. A l’occasion, les mercenaires chargés de la défense de la ferme n’hésitent pas à profiter de leurs patrouilles dans les forêts des environs pour ramener quelques pièces de gibier afin d’agrémenter « l’ordinaire ».

Il n’est pas rare de voir une ferme produire son vin et son fromage. Lorsqu’il y a des excédents, ceux-ci sont vendus dans les foires des villes les plus proches. Les revenus ainsi obtenus servent à acheter du matériel... ou à accroître la fortune personnelle du propriétaire !

Mais dites voir, à quoi ça ressemble ?



Invariablement, une ferme fortifiée se présente comme une vaste cour encadrée de bâtiments à un étage. Les murs extérieurs ne sont percés que de rares meurtrières (au premier étage) et toutes les fenêtres s’ouvrent sur l’enceinte intérieure.

Les maîtres de la ferme — le propriétaire et sa famille — ont souvent à cœur de s’isoler de leurs employés et disposent, presque toujours, d’un quartier privé avec jardin intérieur, où ils peuvent préserver leur intimité.

Dominant l’ensemble, une tour de guet permet de surveiller les alentours et sert de pigeonnier.

Objet de toutes les convoitises, la réserve de vivres est placée à côté du quartier des maîtres. Elle est souvent construite en pierre pour assurer une meilleure conservation des denrées périssables pendant la saison chaude et réduire les risques que lui font encourir les termites et le feu.

Le nombre des pièces et leur affectation varie grandement selon la taille de la ferme, mais, en principe, elles sont toujours ordonnées selon le même schéma :

Une société en miniature

Une ferme fortifiée abrite tout un petit monde qui obéit à ses propres règles. Chaque homme y a une fonction bien précise et un statut clairement défini dans la hiérarchie de la ferme.

Plutôt que de s’encombrer de réflexions fastidieuses, observons, si vous le voulez bien, la vie d’une ferme typique : celle de Joachim Delenhir, grand propriétaire terrien.

La ferme de l’arbre qui pleure

Construite voici une trentaine d’année, à l’endroit où se dressait un vieux chêne qui avait tendance à grincer les jours de grand vent (d’où le nom du lieu), cette ferme fortifiée a déjà eu plusieurs occasions d’éprouver ses défenses. Située au bord d’une petite rivière à l’onde claire, elle mène une existence monotone calquée sur le rythme des saisons, indifférente au tumulte qui règne au-delà de l’horizon. Ses habitants sont, par ordre de hiérarchie décroissante

Les maitres

Joachim Delenhir

Depuis la mort de sa femme, emportée par la maladie il y a une dizaine d’années, Joachim mène d’une main de fer son petit univers. Propriétaire des lieux, il a su faire la preuve de ses qualités de chef et son autorité est incontestable et... incontestée ! Agé d’une cinquantaine d’année (il ne se souvient plus lui-même de sa date de naissance), Joachim a encore fière allure. Malgré un certain embonpoint, sa calvitie totale, ses épaisses moustaches et son regard pénétrant ont fait de lui un interlocuteur redoutable pour tous les négociants de la ville. Car Joachim est un commerçant né! (Les mauvaises langues prétendent qu’il n’aurait pas hésité, en maintes occasions, à vendre comme esclaves certains de ses « invités »). Pendant de longues années, il a accumulé une richesse considérable, qu’il estime à plus de 20000 pièces d’or. D’une extrême avarice, il est intraitable avec ceux qui convoitent ses biens. Pour plus de sûreté, il ne se déplace jamais sans un grand couteau de cuisine qu’il dissimule dans ses hautes bottes de cuir. Avis aux amateurs: il sait s’en servir et a déjà égorgé plus d’un voleur impénitent qui croyait pouvoir abuser de sa bonté.

Thylen et Nylider Delenhir

Fils du précédent, ils n’ont qu’une obsession : « le magot du vieux ». Où peut-il bien être ? Dans la réserve de vivres ? Sous le lit de Joachim ? Vingt-cinq années de vie privilégiée n’ont pas su leur apprendre autre chose que l’oisiveté et l’amour de l’argent. Par malheur, pour eux, ils sont nés jumeaux. S’il est inconcevable dans leur esprit qu’ils héritent ensemble (ils multiplient les bassesses, chacun de leur côté, pour s’attirer les faveurs du maître de maison), ils veillent en permanence à ce que personne n’acquière trop de crédit auprès de leur père.

Leur fortune personnelle est négligeable

Livinia Delenhir

Fille de Joachim, elle est « l’exception qui confirme la règle ». Belle à en couper le souffle, douce et attentive, elle adore son père. Ce dernier lui rend bien et il passe de longues heures à contempler sa somptueuse chevelure blonde alors qu’elle fait de la broderie au coin de l’âtre. A 18 ans, elle n’a qu’une seule ambition dans la vie : se marier avec l’homme le plus beau, le plus tendre, le plus courageux, le plus... Joachim n’y verrait aucun inconvénient, s’il ne craignait les « coureurs de dot ». En effet, conscient que ses fils ne sont que des bons à rien, il envisage sérieusement de coucher sa fille sur son testament...

Les employés

Thorin Morger

Cet homme maigre et au maintien strict est le contremaître de la ferme. Gagnant près de 20 pièces d’or par mois, il doit justifier son salaire. C’est pourquoi, en bon arriviste qu’il est, il n’hésite pas à utiliser la manière forte pour améliorer le rendement. Son rôle est de gérer la ferme et de veiller à son bon fonctionnement. Pour s’acquitter de sa tâche, il s’est trouvé un excellent outil: une badine en bois vert avec laquelle il n’hésite pas à corriger les ouvriers paresseux. Mais il sait aussi se servir de ses poings et certains pensent qu’il a dû être élevé chez des moines combattants. Quoiqu’il en soit, il est très mal vu par les fils de son maître, car ceux-ci sont persuadés qu’il a des vues sur leur héritage.

Drabagh

Chef de la milice chargée de la défense de la ferme, Drabagh détient le pouvoir des armes. Ce rôle n’a pu lui échoir que parce qu’il connaissait Joachim depuis très longtemps (il a près de soixante ans aujourd’hui). Après avoir servi de nombreuses années dans les rangs des armées les plus diverses, il a décidé, un beau jour, de prendre sa retraite. Joachim lui a alors proposé son poste actuel, avec un salaire de contremaître. Malgré son âge, il est resté un excellent soldat et un combattant redoutable.

La milice

Composée d’une dizaine d’homme, elle vit perpétuellement en état d’alerte. Chaque année, il lui faut faire face à de nouvelles bandes en mal de rapines. Les miliciens sont pour la plupart des hommes d’un âge avancé (quarante ans en moyenne) qui prétendent tous être des vétérans de glorieuses batailles. Mais peut-être ne sont-ils pas si glorieux que ça ? Leurs armes sont des plus classiques : quelques arcs, des frondes, des piques et des épées longues (offertes par Joachim à chaque nouveau milicien). Même s’ils ne gagnent que deux pièces d’or par mois, ils ont toujours su jusqu’à présent, défendre leur « gagne-pain ». D’une fierté sans borne et d’une grande suspicion, ils ne voient jamais d’un très bon œil les nouveaux arrivants à la ferme. La règle est simple : ils refusent de laisser entrer tout étranger, s’il ne se dessaisit pas de ses armes ! Leur apparence physique (yeux diversement bridés, peaux plus ou moins bronzées) trahit leurs origines multiples. Ils portent soit des cottes de maille, soit des armures de cuir et sont soumis corps et âme à Drabagh.

Les cuisiniers et le « boulanger »

Domestiques personnels des maîtres. Ils changent souvent, car il est difficile de supporter très longtemps les rodomontades des fils du propriétaire.

Oupsal

Il est le doyen des travailleurs agricoles et, par voie de conséquence, leur porte parole. C’est un vieillard frêle à barbe blanche, un peu radoteur. Il dispose d’une richesse dérisoire (quelques pièces d’or), mais il a toujours eu le cœur sur la main. Son violon d’ingre : raconter de merveilleuses histoires concernant des trésors fabuleux, le soir à la veillée. Mais que les aventuriers trop crédules se méfient, elles sont toutes fausses...

Les travailleurs agricoles

Ils sont attachés à la ferme comme des serfs. Ils ne possèdent rien d’autre que ce qu’ils portent sur eux. Pour tout salaire, ils sont nourris et logés. Leur régime est des plus frugal : pain, soupe au lard et fromage. Chaque année, leurs rangs sont augmentés de quelques cueilleurs saisonniers qui repartent une fois la récolte terminée.

Une journée à L’arbre qui pleure

Une ferme fortifiée est avant tout une ferme. Sa vie quotidienne est largement tributaire des saisons et des activités qui leur sont liées (semailles, récoltes, vendanges, etc...). Mais, sauf en hiver où la vie quotidienne connait un énorme ralentissement, chaque journée à « l’Arbre qui Pleure » suit un cérémonial immuable. Des aventuriers, en visite à « l’Arbre qui Pleure » auront peut-être l’occasion d’assister à des événements qui brisent la monotonie quotidienne de la ferme. En voici quelques exemples: Les évènements présentés ci-dessus peuvent servir à ajouter de la « couleur locale » à un séjour dans une ferme fortifiée. Mais ce lieu peut aussi se prêter à quelques véritables aventures...

Une moisson d’aventures

Les scénarios proposés ici ne sont que des suggestions. Ils sont plus ou moins détaillés et devraient pouvoir, sans difficultés, être adaptés à n’importe quel jeu de rôle d’Epopée Fantastique (AD & D, U.E., Oeil Noir, Runequest, Dragonquest, etc...). N’hésitez-pas à user et à abuser d’eux. Mêlez leurs intrigues et veillez toujours à conserver le cachet typique de l’ambiance d’une ferme fortifiée.

Le renard est dans le poulailler !

Les aventuriers se sont vus confier une mission importante : récupérer l’Œil de la Méduse, une énorme émeraude aux pouvoirs magiques considérables, qui a été dérobée deux mois plus tôt par un maître-voleur (ex: voleur/assassin de haut niveau). Depuis son méfait, il a complè-tement disparu de la circulation. La dernière fois qu’il a été aperçu, il se dirigeait à bride abattue vers I Est.

Suivant les traces du voleur, les aventuriers arrivent bientôt à la ferme de « l’Arbre qui Pleure ». Une fois qu’ils ont remis leurs armes aux hommes de garde, ils peuvent commencer leur enquête.

Les faits : Severias, le voleur, est venu se réfugier à la ferme peu après son crime, histoire de se faire un peu oublier. Pour se faire engager comme ouvrier, il n’a pas hésité à tuer son cheval et a pris l’apparence d’un paysan débile, sale et un peu fou. Chargé des volailles, il en a profité pour dissimuler son butin dans un trou creusé sous le nid de la meilleure pondeuse du poulailler. Tout allait bien, jusqu’au jour où Cyclam, un milicien, est parvenu à percer le secret de son identité grâce à un tatouage que le voleur portait à l’épaule (un dragon noir, emblème d’une guilde de voleurs connue), Cyclam a vite fait le rapprochement entre Severias, le faux paysan, et le vol de l’Œil de la Méduse. Comprenant qu’il y avait là une fortune à prendre, il réussit à prendre le voleur dans un traquenard qu’il avait organisé dans un bois proche. Ensuite il tortura Severias, qui mourut sans révéler la cachette de l’émeraude. Tout le monde à la ferme est persuadé que le paysan fou s’est enfui et a été dévoré par les loups. Cyclam verra d’un très mauvais œil l’arrivée des personnages et fera tout pour les compromettre auprès de Joachim, ou même pour les tuer (c’est un excellent combattant !), s’ils commencent à subo-dorer la vérité. Une indication pourra permettre aux joueurs de deviner où est cachée l’émeraud e: Sévérias, de son vivant, s’occupait avec passion du poulailler et refusait que quiconque, à part lui pénètre à l’intérieur...

Amours bucoliques

A peine les aventuriers sont-ils arrivés à la ferme, que Livinia, la fille de Joachim, s’éprend violemment de l’un d’entre eux (« Il est si beau ! Si grand ! Si... »). Le joueur concerné devra être avisé qu’il n’est pas insensible aux avances de la merveilleuse jeune fille qu’est la fille du propriétaire. Tout serait pour le mieux, si cette idylle ne présageait pas des pires ennuis !

Thylen et Nylider, les frères, s’appliqueront à ridiculiser, par tous les moyens, celui qu’ils considèrent comme un rival intéressé par leur héritage ; Joachim, lui-même, se méfie du « coureur de dot » et donnera toutes sortes de missions saugrenues et dangereuses aux aventuriers exterminer les infâmes créatures qui hantent les cavernes des alentours, régler son compte à la bande de brigands qui écume le voisinage, etc...). Si les personnages expriment le désir de quitter au plus vite la ferme, Livinia, éperdue d’amour, n’hésitera pas à tuer leurs montures et à accuser l’un des compagnons de « l’homme de son cœur » de vol, pour ne pas être éloigné de ce dernier. Les personnages auront deux solutions pour se sortir de cette situation fâcheuse : soit aider leur camarade à expliquer à Livinia que « L’amour, euh... ce n’est pas pour les aventuriers.., euh... » (Ça ne sera pas facile !) ; Soit tout faire pour entrer dans les bonnes grâces de Joachim et expliquer, ensuite, leur point de vue. Attention, cette aventure peut se terminer par un mariage campagnard...

Les fauves aux abois

Avant d’arriver à la ferme, les personnages ont découvert dans la plaine à quelques heures de marche de « l’Arbre qui Pleure » les restes d’une caravane de marchands qui a été exterminée par une bande de pillards. A la ferme, deux visiteurs déguenillés ont déjà été accueillis et la milice n’apprécie pas ce brusque arrivage d’étrangers...

Les faits : les deux « voyageurs » font partie d’une petite avant-garde. L’armée à laquelle ils appartiennent est non loin, à cours de provisions. Ils ont pour tâche de préparer, de l’intérieur (poison, assassinat des gardes, etc...), l’attaque de la ferme qui aura lieu le lendemain.

Un étrange parfum de terreur

En arrivant à la ferme, tout parait normal aux aventuriers. Mais alors que les heures s’écoulent, des détails insignifiants viennent troubler cette première impression : les étables sont très mal entretenues, jamais un paysan ne sort sans être accompagné par un milicien, les champs sem-blent laissés à l’abandon, les paysans semblent terrorisés, etc...

Les faits : la ferme a été conquise, quelques semaines auparavant par une bande de voleurs des grands chemins.

Le lieu leur paraissant être une excellente couverture pour leurs activités, ils ont décidé de prendre la place du propriétaire et de sa milice qu’ils ont enfermé dans une cave. Ils ne feront rien à l’encontre des voyageurs, craignant alors de se découvrir. Mais si ceux-ci devinent la vérité, ils devront jouer serré...

De nombreuses autres aventures peuvent encore être imaginées, mais maintenant, c’est à vous de les créer pour exploiter totalement les possibilités offertes par une ferme fortifiée.

Cyril Rayer et Jean Balczesak